"Saint Valentin",  on joue les prolongations.

Amour quand tu nous tiens, adieu Prudence.

En 1892, Alphonse Allais écrit cette dédicace en tête d'un conte publié dans Le Journal :
- A celle-là seule que j'aime et qui le sait bien.
Il fait suivre cette note en bas de page :
- Dédicace commode, que je ne saurais trop recommander à mes confrères. Elle ne coûte rien, et peut, du même coup, faire plaisir à cinq ou six personnes.

Cinq ou six personnes ? N'en croyez rien. Cette année là, Alphonse est amoureux.  Eperdument amoureux. Et de Jane Avril, une rousse, rousse jusqu'à l'indécence :
- Oh ! petite rousse, vous ne saurez jamais comme je vous aimai tout de suite, et comme je contemplai goulûment votre nuque où venait mourir, très bas, en frisons fous, votre toison d'or fin !
Jane Avril, "danseuse-étoile" du quadrille "naturaliste" du Moulin-Rouge.
Sobriquée Fil de soie, Petite secousse, La Melinite par ses amis du Chat Noir :
- Je découvris Le Chat Noir où m'introduisit le spirituel humoriste -et si normand- Alphonse Allais .... Jane Avril résume sa vie dans la danse.
Danse qu'elle partage sur la scène du Moulin-Rouge avec la Goulue, Rayon d'Or, Grille d'Egout, Nini Pattes-en-l'air et Valentin le Désossé.
Mais c'est elle que Toulouse Lautrec peint.
- Belle, non certainement elle ne l'était pas. Elle avait le visage et le corps d'une enfant, mais d'une pauvre enfant anémique, nourrie au hasard, trop tôt jetée dans la vie. Même elle aurait été laide sans le charme bizarre de ses petits yeux verts, relevés sur les tempes à la japonaise, et qui contrastaient par leur naïve gaieté avec le sourire vieillit de ses lèvres.
Mais Alphonse est amoureux. Eperdument. 

- Et si délicate elle était !  Elle semblait composée de la pulpe de je ne sais quel rêve rose ...

- Sa grâce morbide, vague, ambiguë, son sourire mystérieux, sa danse dansée pour son propre plaisir .... envoûte Alphonse.
- Jane, flexible, et longue, et mince, mince et sa danse, un gigotement preste et fol, un pas fouetté qu'elle mène avec une grâce de fille heureuse de jouer avec ses jambes, comme avec des lanières ....
Ce qui fit (peut-être) écrire à Alphonse : Les jambes permettent aux hommes de marcher et aux femmes de faire leur chemin.

- Vêtue d'une robe sombre et plate, mais très cintrée en bas, qui se relève en volute sur des jupons rose et vert-de-gris, elle a l'air , dans son tournoiement rapide, d'on ne sait quoi de volubile et d'harmonieux, où, depuis les cheveux jusqu'à la pointe des pieds, tout vibre d'ensemble. On la suit des yeux, comme un de ces tourbillons qui trouent sans le troubler, le cristal d'un fleuve. Mais alors et soudain, elle s'évade de son propre rythme, le brise, en crée un autre ; et ne paraît jamais lasse, elle-même, de s'inventer.

Elle a alors 24 ans, Alphonse, lui, 38. Leur idylle semble avoir duré deux ans.
- Alphonse Allais, bien qu'humoriste, n'en était pas moins sentimental à ses heures.
Se mit-il pas en tête de m'épouser !
C' aurait été un bien cocasse ménage.
Comme je me refusai d'accepter sa proposition, il s'en manqua de peu qu'un drame en résultat, une nuit qu'il me poursuivait dans l'avenue Trudaine.
Moitié riant, moitié pleurant, il brandissait un revolver dont il nous destinait les balles. Vous voyez ça d'ici !
J'eus quelque difficulté à l'apaiser, d'autant que les liqueurs de Salis ne devaient pas être étrangères à son exaltation, dont lui-même se blagua par la suite ....
Jane ne gardera souvenir d'Alphonse que l'air d'un contremaître anglais, dixit-elle dans ses souvenirs.

Alphonse écrira :  La Complainte amoureuse.

- Oui, dès l'instant que je vous vis,
Beauté féroce, vous me plûtes !
De l'amour qu'en vos yeux je pris,
Sur le champ vous vous aperçûtes.
Ah ! fallait-il que je vous vîsse ;
Fallait-il que je vous me plussiez,
Qu'ingénument je vous le dise,
Qu'avec orgueil vous vous tussiez !
Fallait-il que je vous aimasse
Que vous me désespérassiez.
Et qu'en vain je m'opiniâtrasse
Et que je vous idolâtrasse,
Pour que vous m'assassinassiez ! 

(En 1959, Marcel Achard (de l'autre Académie), dans le magazine Historia prétendra que cette complainte a été écrite pour Jane Avril.
Mise en musique par Y. Spanos, La Complainte amoureuse sera chantée par Juliette Gréco, en 1969. Une réédition a été publiée en 2007.
André Dussolier, dans Monstres sacrés, sacrés monstres récite cette complainte. En 2004.
Pour Le Petit musée d'Alphonse, Sylviane Lebon compose une nouvelle version musicale et l'inclue dans son spectacle L'amour et moi, l'amour émoi.  2004.
Version mise en images dans le film de Jean Desvilles : Alphonse Allais, l'humour en liberté. Avril 2004. Editions Arts et résonance).

L'avenue Trudaine, aujourd'hui, a-t-elle gardé le souvenir des détonations contrariées d'un revolver amoureux ?  Amour quand tu nous tiens, adieu Prudence.
Comme disait ce jeune homme amoureux, éperdument amoureux, d'une jeune Prudence, et que le patron nommé Amour, obligeait à travailler des heures supplémentaires, le soir.
Mais ceci est une autre histoire.  On ne badine pas avec l'humour !



                                                     
                      Jane Avril au Moulin Rouge.